Pointe-Noire, une tradition musicale au service de la cohésion sociale
Dans la capitale économique congolaise, la Fête internationale de la musique n’est pas qu’une simple réjouissance populaire : elle constitue un rituel civique qui, depuis son adoption officielle en 1982 par le ministère français de la Culture puis sa diffusion en Afrique centrale, sert de creuset à l’affirmation identitaire de la ville portuaire. En témoignent les statistiques de la Direction départementale de la Culture, qui recensait plus de cinquante scènes ouvertes en 2022, de la côte atlantique aux quartiers périphériques. Mpita, faubourg réputé pour ses ateliers d’initiation artistique, a ainsi vu converger le 21 juin un public hétéroclite, composé de familles, de diplomates en poste et d’acteurs associatifs internationaux, selon les observateurs présents.
Toutariv, un incubateur de résilience pour les jeunes en rupture
Créée en 2016, l’association Toutariv revendique une approche holistique inspirée des recommandations de l’UNESCO sur l’éducation artistique (UNESCO, 2019). Son programme combine cours de chant, thérapie musicale et accompagnement psychosocial, dispensés par une dizaine de bénévoles et deux éducateurs spécialisés. D’après son coordinateur Étienne Loussilaho, alias Phénix Viber, près de 120 enfants y ont déjà été pris en charge, dont la moitié orphelins ou victimes de ruptures familiales. L’objectif affiché est double : restaurer l’estime de soi et offrir une passerelle vers la scolarité ou l’apprentissage professionnel. L’événement du 21 juin, baptisé « Le Rêve », s’inscrit dans cette logique de visibilité, conférant à ces jeunes une légitimité artistique pleinement assumée.
La scène comme outil de diplomatie culturelle locale
Au-delà du volet pédagogique, le concert de Mpita répond à une stratégie plus large de diplomatie culturelle impulsée par la municipalité et soutenue par la délégation de l’Union européenne à Brazzaville. En donnant la parole aux artistes amateurs vulnérables, les autorités espèrent promouvoir une image d’ouverture susceptible d’attirer des partenariats internationaux. Le sociologue Arsène Massamba, de l’Université Marien-Ngouabi, y voit « une forme de soft power interne » : la musique devient vecteur de cohésion, réduisant symboliquement les écarts entre centre-ville et périphérie. Les services consulaire français ont ainsi salué « une démarche exemplaire de culture pour la paix », déclarait un communiqué relayé par Radio Okapi.
Ruth Ondongo, figure d’émancipation dans un paysage inégalitaire
L’adhésion du public a culminé lors de l’interprétation de « Pardon », succès de la chanteuse Keit, par Ruth Ondongo, 15 ans, orpheline et candidate au BEPC. Victime d’un grave accident de la route ayant interrompu quatre ans de scolarité, la jeune fille illustre la résilience prônée par Toutariv : « La musique m’a permis de vaincre la solitude », confie-t-elle, micro en main. Son timbre ample évoque les inflexions de Charlotte Dipanda, référence qu’elle revendique. La prestation a déclenché un tonnerre d’ovations, confirmant qu’au Congo la reconnaissance artistique peut précéder la reconnaissance sociale, parfois plus longue à venir selon les ONG locales.
Défis structurels pour une politique culturelle inclusive
Si la dynamique associative est saluée, plusieurs écueils demeurent. Le financement public de la culture plafonne à 0,7 % du budget national, loin de la moyenne régionale de 1,2 % relevée par l’Observatoire panafricain des industries culturelles (OPIAC, 2023). Faute de subventions pérennes, Toutariv dépend de mécènes privés et d’ONG telles qu’Actions de solidarité internationale. Cette fragilité compromet la continuité des projets et la rémunération des formateurs. Par ailleurs, malgré les initiatives ponctuelles, l’accès des enfants vulnérables aux infrastructures reste limité : seuls deux établissements scolaires de Mpita possèdent une salle équipée pour la pratique musicale.
Les spécialistes interrogent également les répercussions diplomatiques à long terme. Pour le politologue Frédéric Bokilo, « l’enjeu est de transformer l’événementiel en politique publique, sans quoi l’effet vitrine risque de s’éroder ». Il plaide pour un fonds culturel décentralisé adossé à la Banque mondiale et au Fonds africain pour la culture, afin de stabiliser les parcours des jeunes artistes et d’accroître l’attractivité culturelle de la ville.
Vers une reconnaissance internationale ?
Selon l’UNICEF, la République du Congo compte près de 700 000 enfants en situation de vulnérabilité (UNICEF, 2022). À l’échelle diplomatique, la mise en lumière d’initiatives comme celle de Toutariv s’intègre dans les objectifs de l’Agenda 2063 de l’Union africaine, qui promeut l’autonomisation des jeunes par la culture. Déjà, plusieurs festivals panafricains ont manifesté leur intérêt pour inviter les élèves de Mpita en 2024, dont le Festival MASA à Abidjan, confirmant que la scène congolaise peut servir de tremplin transfrontalier. La ville de Pointe-Noire, en offrant aux talents invisibles un auditoire inespéré, s’offre aussi une carte maîtresse dans la compétition des hubs culturels du golfe de Guinée.