Un opérateur turc propulsé au rang de bras armé de la propreté congolaise
En septembre 2020, à la faveur d’un décret présidentiel, le consortium turc Albayrak se voyait confier pour dix ans la collecte, le traitement et la valorisation des déchets solides de Brazzaville et de Pointe-Noire. L’investissement annoncé – près de 70 millions de dollars selon la presse d’Ankara, 60 millions selon les autorités congolaises – devait permettre l’achat de plus de 200 camions, la réhabilitation des décharges de Mpila et Vindoulou, ainsi que la construction d’unités de tri (Anadolu, 03/07/2020). Gage de sérieux, la société affichait déjà des références à Mogadiscio, Lahore ou Accra, autant de capitales confrontées aux mêmes marées de détritus.
À Brazzaville, l’arrivée de camions flambant neufs, peints aux couleurs nationales et accompagnés de slogans en lingala, a rapidement fait figure d’argument visuel pour les autorités, soucieuses de prouver que la diplomatie économique ouverte avec la Turquie ne se limitait pas aux discours.« Nous misons sur un partenaire qui a fait ses preuves sur des terrains difficiles », assurait Florent Ntsiba, ministre d’État en charge de l’Aménagement du territoire, lors d’une visite de site en janvier 2021.
Entre promesses environnementales et réalités logistiques têtues
Trois ans plus tard, le contraste est saisissant. Si une partie des artères principales de la capitale est désormais débarrassée de ses amoncellements d’ordures, les quartiers périphériques de Talangaï ou de Makélékélé peinent toujours à voir passer les bennes. Les 1 500 tonnes quotidiennes annoncées lors de la signature n’atteignent qu’irrégulièrement les centres de transfert, faute d’infrastructures routières adaptées et d’une cartographie précise des points de collecte.
La société turque avance l’explosion démographique – près de 4,7 % par an à Brazzaville – ainsi que l’absence de tri à la source comme principales causes de ce décalage. Les ONG locales, elles, pointent surtout les retards de paiement de l’État, évalués à plus de six mois d’arriérés selon l’Observatoire congolais des finances publiques, qui compliquent la maintenance des engins et le recrutement prévu de 3 000 balayeurs.
Cette tension financière se double d’un imbroglio administratif : le protocole d’accord initial prévoyait la création d’une agence publique chargée du contrôle et du reporting, jamais entièrement opérationnelle. Résultat : la traçabilité des tonnages, cruciale pour la facturation, repose encore sur des fiches manuelles que les municipalités peinent à harmoniser.
Emploi local et sensibilité sociale : le contrat à l’épreuve de la rue
Dans les faubourgs populaires, l’écho du chantier se mesure d’abord en emplois. Selon le dernier bilan publié par Albayrak Congo en avril 2023, 1 850 agents, dont 92 % de nationaux, perçoivent un salaire mensuel 20 % supérieur au SMIG. Le chiffre est jugé encourageant par la Confédération syndicale des travailleurs du Congo, mais insuffisant pour absorber l’informel des “boue-libangas”, ces collecteurs artisanaux qui vivaient de la rétribution directe des habitants.
Le remplacement partiel de cette économie souterraine aiguise les critiques. Marie-Flore Mankessi, sociologue urbaine à l’Université Marien-Ngouabi, souligne « un risque de bascule vers un mécontentement silencieux si l’on n’intègre pas ces acteurs historiques dans la chaîne de pré-collecte ». Albayrak a bien lancé, en partenariat avec la mairie de Brazzaville, un programme de micro-franchises pour les triporteurs, mais seules 150 licences ont été distribuées, loin des quelque 2 000 débrouillards recensés par la mairie.
La face géopolitique d’un marché des déchets de plus en plus concurrentiel
Au-delà des enjeux environnementaux, ce partenariat illustre la stratégie africaine d’Ankara, qui, depuis 2003, a quintuplé le nombre de ses ambassades sur le continent et promu une diplomatie des infrastructures à coûts maîtrisés. En République du Congo, l’implantation d’Albayrak s’accompagne d’un projet d’extension du port autonome de Pointe-Noire et de la rénovation de la gare centrale, deux marchés sur lesquels des sociétés chinoises et marocaines s’étaient également positionnées.
À Brazzaville, certains hauts fonctionnaires voient dans cette présence turque un contre-poids bienvenu à l’omniprésence chinoise, quitte à accentuer la fragmentation des normes et des standards. Les bailleurs multilatéraux, Banque mondiale en tête, observent la scène avec prudence, rappelant l’importance d’une concurrence transparente pour éviter « l’importation de modèles de gestion non compatibles avec la situation locale » (rapport WBG 2022).
Des indicateurs encore fragiles, mais un laboratoire pour la coopération Sud-Sud
Le gouvernement congolais espère réduire de 50 % la part des déchets non collectés d’ici 2025. Les données compilées par l’Agence congolaise de l’environnement font état d’une baisse de 18 % en deux ans, un progrès nuancé par la persistance des dépotoirs sauvages le long du Djoué et dans la périphérie de Pointe-Noire.
Pour y parvenir, Brazzaville mise sur la mise en service d’une station de compostage de 300 000 tonnes par an et la création d’une filière de récupération des plastiques, pilotée par la start-up locale Green Minded et adossée à un financement de l’Agence française de développement. Albayrak, lui, souffle le chaud et le froid : ses dirigeants plaident pour un partage des risques plus équitable et alertent sur la nécessité d’un tarif incitatif pour les usagers, jusque-là habitués à la gratuité.
S’il demeure imparfait, le dossier Albayrak constitue un laboratoire instructif pour la coopération Sud-Sud. Il rappelle qu’à l’heure où la gestion des déchets devient un enjeu de souveraineté, la réussite d’un tel partenariat repose autant sur la diplomatie que sur la capacité à concilier impératifs sociaux, discipline budgétaire et rigueur technique.