La fièvre immobilière du centre-ville de Brazzaville
Depuis une quinzaine d’années, les artères qui rayonnent autour de la cathédrale Sacré-Cœur ou du ravin du Tchad se couvrent d’édifices flambant neufs, élevés à un rythme qui impressionne autant qu’il interroge. Villas cossues, résidences collectives et tours de bureaux modifient en profondeur la ligne d’horizon d’un centre-ville autrefois dominé par les infrastructures publiques historiques. Selon les données de la direction générale de l’urbanisme, près de 310 permis de construire ont été délivrés dans ce périmètre entre 2018 et 2022, soit une progression annuelle moyenne de 14 %. La vigueur de la demande, portée par des ménages aux revenus consolidés et par des investisseurs institutionnels, s’inscrit dans la trajectoire de croissance urbaine qui voit Brazzaville passer de 1,8 à 2,3 millions d’habitants sur la même période.
Entre dynamisme privé et préservation du patrimoine public
L’émergence de ce marché s’appuie sur des acquisitions de terrains anciennement détenus par des entreprises publiques liquidées ou par des administrations en restructuration. Certains observateurs soulignent le risque de dilution du patrimoine de l’État. « Le foncier constitue un actif stratégique, sa cession doit obéir à des impératifs de transparence et de projection sur le long terme », rappelle la sociologue Mireille Ibarra (université Marien-Ngouabi). Les autorités, de leur côté, mettent en avant la dynamique de création de valeur induite par ces investissements privés : multiplication d’emplois dans le BTP, accroissement du parc locatif et élargissement de l’assiette fiscale, autant d’éléments susceptibles de renforcer la capacité de financement des politiques publiques.
Les instruments juridiques de l’État face à la pression foncière
Consciente des enjeux, la Direction générale des affaires foncières a engagé, en concertation avec le ministère de l’Aménagement du territoire, une révision du code domanial de 2004 afin d’encadrer plus strictement les transferts de propriété provenant du domaine public. Le projet de texte, actuellement examiné par la Commission des lois du Parlement, prévoit l’obligation d’appels d’offres pour toute cession excédant 2 000 m² et la création d’un registre numérique consultable par les citoyens. Parallèlement, la municipalité de Brazzaville a réactivé le schéma directeur d’urbanisme, gelant temporairement les permis dans les secteurs classés « zones tampons patrimoniales ». Pour Hippolyte Oba, directeur de cabinet au ministère des Infrastructures, « l’État ne se désarme pas : il s’agit de concilier attractivité économique et sauvegarde de notre héritage foncier ».
Vers un urbanisme concerté et durable
L’enjeu dépasse la seule question de la propriété. Les travaux menés au centre-ville se déploient parfois à proximité d’espaces sensibles – ravins, emprises historiques, couloirs d’écoulement des eaux – dont la stabilisation conditionne la sécurité urbaine. Les ingénieurs de la société nationale d’aménagement et de travaux publics plaident pour une coordination renforcée entre bailleurs privés et services techniques afin d’éviter une imperméabilisation excessive des sols et des risques d’érosion. La Banque africaine de développement, déjà impliquée dans la réhabilitation du boulevard Denis Sassou Nguesso, encourage un modèle de partenariat public-privé intégrant des clauses environnementales vérifiables.
À moyen terme, le gouvernement prépare un Observatoire du logement et du foncier qui, adossé à l’Institut national de la statistique, devra fournir des indicateurs trimestriels sur l’évolution des prix, la densité bâtie et la disponibilité des réserves foncières publiques. Cet outil, salué par les bailleurs internationaux, devrait alimenter des politiques plus fines de régulation et de planification. L’ambition est claire : faire de Brazzaville une métropole inclusive où croissance économique et préservation du patrimoine de l’État s’enrichissent mutuellement.
Regards croisés sur la ville de demain
Les diplomates en poste à Brazzaville voient dans cette mutation un signe de confiance des investisseurs et de stabilité institutionnelle, gages d’une attractivité régionale accrue. De leur côté, les organisations de la société civile insistent sur l’importance de la concertation et de la lisibilité des procédures. Entre ces deux pôles, les urbanistes envisagent déjà des solutions conciliantes : fiscalité incitative pour la réhabilitation du bâti public, obligations de contreparties sociales pour les projets supérieurs à cinq niveaux, renforcement des espaces verts de centre-ville.
Reste que la ville, palimpseste de mémoires et de projections, doit négocier chaque mètre carré avec l’avenir. Dans cette géographie mouvante, le patrimoine public, loin de se figer, redevient un acteur. En édictant des règles claires et en encourageant un dialogue constant avec les acteurs privés, l’État congolais se place au cœur d’un arbitrage sophistiqué : transformer la cité sans l’appauvrir, loger les habitants tout en honorant l’histoire, bâtir haut sans céder la terre. L’équation paraît exigeante, mais elle façonne déjà le visage de la Brazzaville du XXIᵉ siècle.