Le dernier salut d’une République en quête de cohésion
Dans la grande nef du Palais des congrès de Brazzaville, le silence du 25 juin n’a été rompu que par le froissement des drapeaux et la marche lente de la garde républicaine. La République du Congo rendait un hommage protocolaire à Martin Mberi, ancien ministre d’État et secrétaire permanent du Conseil national du dialogue. Devant le cercueil drapé du tricolore national, Denis Sassou N’Guesso s’est incliné et a déposé une gerbe de roses blanches, rappelant qu’« une véritable amitié résiste aux vicissitudes de la vie ». Le chef de l’État a souligné la dimension morale de son compagnon de route, qu’il qualifie de « mentalement solide », expression qui résonne comme un marqueur de stabilité dans un pays maintes fois secoué par des convulsions politiques.
De la salle de classe au Palais : six décennies de loyauté politique
L’histoire personnelle de Martin Mberi se confond avec l’histoire contemporaine du Congo. Né en 1945 à Loudima, il rencontre Denis Sassou N’Guesso en 1960 sur les bancs de l’école de Mbounda où, dit-on, « les candidats au Brevet élémentaire partageaient les mêmes tables » (Les Dépêches de Brazzaville, 26 juin 2023). Cette connivence estudiantine deviendra une loyauté politique inoxydable. Aux premières années d’indépendance, Mberi s’oriente vers le droit, obtient un diplôme d’avocat à Bruxelles et rentre au pays au début des années 1970, au moment où le Conseil national de la révolution restructure le pouvoir. Sa trajectoire le mène tour à tour à la tête des ressorts judiciaires de Pointe-Noire, puis, en 1995, au ministère de la Défense nationale, portefeuille sensible qu’il gère avec la prudence d’un juriste aguerri.
Architecte discret du dialogue national
En 2003, alors que Brazzaville panse encore les plaies de la guerre de 1997-1999, le président crée le Conseil national du dialogue (CND). Martin Mberi y est nommé secrétaire permanent, un poste qu’il conservera jusqu’à son dernier souffle. Analysant le modus operandi de l’institution, le politologue Hervé Nzaou relève que Mberi « s’est imposé comme un facilitateur reconnu, parce qu’il ne s’alignait jamais ouvertement sur les factions, préférant la jurisprudence à la joute » (RFI, 28 juin 2023). Son sens de la médiation lui vaut d’être envoyé à plusieurs reprises dans le Pool et dans la Cuvette pour contenir des tensions communautaires. Le diplomate gabonais Jean-Ping, alors président de la Commission de l’Union africaine, saluait déjà en 2010 « l’exemple d’un dialogue domestique qui pourrait inspirer le voisinage ».
Un legs diplomatique à l’épreuve des crises
Si Martin Mberi était à Paris lorsque les hostilités du 5 juin 1997 ont éclaté, son influence n’en a pas moins traversé les lignes de front. Charles Zacharie Bowao, lui-même ancien ministre de la Défense, est formel : « Cette guerre aurait pu être évitée si Martin était présent », confiait-il, rappelant que l’avocat plaidait en privé pour une solution négociée dès les premiers heurts. Plus récemment, lors du référendum constitutionnel de 2015, il a piloté, depuis l’ombre, des consultations informelles visant à intégrer une partie de l’opposition civile au processus, démarche qui a atténué, sans les effacer, les tensions consécutives aux résultats officiels (Africa Intelligence, octobre 2015).
Quelles conséquences pour la gouvernance congolaise ?
La disparition de Martin Mberi intervient dans un contexte de recomposition des équilibres internes. D’une part, le Conseil national du dialogue perd un pilier institutionnel reconnu pour sa capacité à neutraliser les frictions partisanes. D’autre part, le cercle rapproché du chef de l’État se trouve privé d’un conseiller officieux dont la loyauté se doublait d’une parole franche. Selon l’analyste Véronique Tadjo, « l’absence d’un modérateur de ce calibre pourrait renforcer les ailes dures au sein de la majorité présidentielle et rétrécir les espaces de négociation avec la société civile » (Jeune Afrique, 30 juin 2023). Les chancelleries occidentales, souvent critiques à l’égard de Brazzaville, redoutent déjà un durcissement des pratiques sécuritaires alors que la conjoncture budgétaire, marquée par la volatilité des cours pétroliers, exige l’apaisement. La succession à la tête du CND devient donc une variable diplomatique : tout profil perçu comme trop partisan risquerait de fragiliser les canaux de médiation laborieusement imposés depuis vingt ans.
Dans le registre symbolique, Denis Sassou N’Guesso perd un « miroir » – selon la formule du président – capable de refléter sans complaisance les doutes stratégiques. Les témoignages convergent : Mberi n’hésitait pas à sonder les limites de certaines réformes, qu’il s’agisse de la loi électorale de 2021 ou du redécoupage administratif du Pool. Une telle liberté de ton, adossée à une fidélité éprouvée, est rare dans la sphère décisionnelle congolaise. Sa disparition ouvre un angle mort que d’aucuns, au sein de l’opposition, espèrent voir comblé par une figure issue de la société civile, gage d’un pluralisme plus affirmé.
La trajectoire d’une fidélité, entre mythe et nécessité politique
Au-delà de l’émotion, l’hommage national brosse le portrait d’un homme dont la fidélité n’a pas été seulement personnelle, mais structurelle. Fidélité à un compagnon d’enfance, certes, mais aussi à une idée du service public comme ciment national. Cette idée, Martin Mberi l’a matérialisée dans les arcanes d’une justice qu’il voulait indépendante, puis dans les salons confidentiels où se négociait la paix. « Va, repose en paix, et que la terre du Congo que tu as tant aimée te soit légère », a conclu Denis Sassou N’Guesso dans le livre de condoléances. La formule clôt symboliquement un compagnonnage de soixante-cinq ans tout en laissant ouverte la question de la relève. Si Brazzaville perd un conciliateur, le pays hérite d’un test grandeur nature : préserver la dynamique de dialogue sans la voix d’un homme qui, obstinément, rappelait que la paix est un travail quotidien.