Un rendez-vous artistique devenu enjeu géopolitique
Au cœur d’une capitale longtemps perçue comme un simple carrefour logistique du bassin du Congo, la Biennale internationale de performance Tokomi inaugure, du 1ᵉʳ au 5 juillet 2025, sa troisième édition dans les murs de l’Institut français du Congo et de l’école de danse Kundi. L’annonce, faite par le chorégraphe Gervais Tomadiatunga, résonne au-delà du microcosme culturel : à l’heure où les États redéfinissent leurs instruments d’influence, la capacité d’un festival de danse à agréger des talents venus de Kinshasa à Paris inscrit Brazzaville sur la carte des soft powers émergents.
« Brûlons les regrets » : résilience juvénile et narration nationale
Le thème choisi, « Brûlons les regrets », sonne comme une exhortation à tourner la page d’une décennie marquée par les chocs économiques et sanitaires. « Il faut que les jeunes arrêtent de désespérer. L’art est aussi une voie pour se réaliser », martèle Tomadiatunga devant la presse, assumant une posture quasi-pédagogique. En se réappropriant la notion de regret, la manifestation transforme la mémoire des échecs en ressource créative ; un positionnement qui épouse la stratégie nationale de promotion de l’économie culturelle, entérinée par le ministère congolais des Arts et des Lettres.
Une constellation d’artistes malgré la pénurie de financements
Si le budget reste modeste, les organisateurs parviennent à convier une vingtaine de performeurs, dont six venus de France et de la République démocratique du Congo. La Française Stéphanie Chariau présentera « Animale », œuvre née « de manière très pulsionnelle », tandis que le Kinois Mavy Kimvidi revisite une création du directeur du festival. Ce maillage transfrontalier illustre la porosité croissante des scènes artistiques d’Afrique centrale, au moment où les visas culturels demeurent un casse-tête administratif. La diplomatie des visas se joue ainsi à l’échelle des institutions partenaires, IFC en tête, qui plaident pour des facilités de mobilité régionale (Union européenne, 2023).
Formation intensive : incubateur de talents et facteur de cohésion
Parallèlement aux spectacles, un atelier de cinq jours réunit une cinquantaine de jeunes danseurs autour d’un corpus théorique et pratique. Pour Frédéric Brignot, directeur délégué de l’IFC, « accompagner les jeunes talents et les rendre visibles s’inscrit dans une diplomatie d’influence réciproque ». La transmission de savoirs chorégraphiques devient un outil de cohésion sociale dans un pays où plus de 60 % de la population a moins de trente ans (Banque mondiale, 2024).
Programmation : dialogue entre tradition, urbain et expérimentation
Crèche l’araignée, Loussamboulou ou encore Élegance de la sape esquissent un continuum entre rituels ancestraux, contestation urbaine et recherche purement formelle. La percussion astrale de Muloko côtoie les danses hip-hop, tandis que des conférences décortiquent les arcanes de la communication culturelle. Cette hybridité renvoie à la Convention de l’UNESCO de 2005 sur la diversité des expressions culturelles, dont le Congo est signataire, et rappelle que la performance n’est plus un simple divertissement mais un vecteur de pluralisme.
Un levier de soft power pour Brazzaville et la CEEAC
Au-delà de la scène, Tokomi sert d’instrument à la projection d’une image renouvelée d’une République du Congo créative et stable. La Communauté économique des États de l’Afrique centrale, en quête d’intégration plus tangible, voit dans ce type d’événement un catalyseur de rapprochement populaire. « La culture est l’antichambre du politique », rappelle un diplomate centrafricain présent à la conférence d’ouverture, soulignant que les accords douaniers peinent souvent là où l’échange artistique prospère.
Obstacles persistants : fragilité financière et infrastructures limitées
L’optimisme ne masque pas la précarité des structures culturelles congolaises : salles sous-équipées, absence de fonds dédiés et dépendance aux partenariats bilatéraux. Alors que Brazzaville ambitionne de devenir un hub créatif, la manne publique demeure rare, et les mécènes locaux hésitent face au retour sur investissement. Les organisateurs militent pour un fonds régional de la performance, aligné sur l’Agenda 2063 de l’Union africaine, afin d’ancrer la tenue biennale du festival dans une planification pluriannuelle.
Perspectives : vers un label africain de la performance
La clôture du 5 juillet ne marquera pas la fin, mais l’ouverture d’un cycle de collaborations qui pourraient, selon Tomadiatunga, « faire de Tokomi la plate-forme incontournable de la performance en Afrique ». La prochaine étape consistera à exporter des créations congolaises sur d’autres scènes continentales, à commencer par Dakar et Johannesburg. À mesure que les États reconnaissent la valeur géopolitique de la culture, l’enjeu pour Brazzaville sera de transformer cet essai artistique en influence durable, fidèle à la devise du festival : « Nous sommes arrivés », et surtout, nous demeurerons.