Retour discret, renaissance littéraire
Le bruissement qui entoure la parution de « Mon regard sur le monde » contraste avec la discrétion que Christ Kibeloh avait choisie depuis 2017. Sans conférence tapageuse ni battage médiatique, l’auteur de « Une vie d’enfer » réapparaît, mûri, dans un paysage littéraire congolais dont la vitalité est régulièrement saluée par les observateurs internationaux. L’ouvrage, hybride par essence, atteste de la volonté d’un écrivain de transcender les carcans génériques pour saisir, d’un même mouvement, la pulsation intime de l’expérience vécue et la rumeur collective des destinées africaines.
À Brazzaville, ce retour est accueilli avec bienveillance par les milieux culturels, appuyés par les encouragements du ministère de la Culture qui multiplie les initiatives pour faire rayonner la création nationale. Dans les cercles diplomatiques, on y voit le signe d’une diplomatie douce, celle qui passe par les livres et contribue à consolider l’image d’un Congo-Brazzaville conscient de son passé et tourné vers l’avenir.
La paternité comme laboratoire intérieur
Deux naissances coup sur coup, en 2021 puis en 2022, ont déplacé l’axe des priorités de l’auteur. Loin de la frénésie éditoriale, Kibeloh s’est confronté, dit-il, à « la vulnérabilité magnifique de la vie qui commence ». Cette immersion dans la parentalité a fonctionné comme un laboratoire, creusant des questions relatives à la transmission, à la continuité des lignages et, plus largement, à la possibilité de réinventer son regard.
La sociologie de la paternité enseigne que l’arrivée d’un enfant modifie la perception des temporalités. Chez Kibeloh, cette recomposition temporelle a conduit à un ralentissement volontaire du geste scriptural : chaque phrase devait désormais porter la trace d’une responsabilité nouvelle. L’écriture, autrefois liée à l’urgence de témoigner, s’est transformée en un exercice de patience, à l’image de ces nuits passées à bercer un nourrisson tout en rumination silencieuse.
Une architecture textuelle hybride
« Les essais exposent la raison, les nouvelles donnent un visage à l’abstraction », explique l’écrivain pour justifier la structure polyphonique de son livre. Dans un même volume se côtoient réflexions argumentatives et fragments narratifs où s’incarnent des figures de résilience, de trahison ou de quête identitaire. Cette articulation répond à une exigence que les sciences sociales nomment la complémentarité des régimes de preuve : démontrer et émouvoir, instruire et émanciper.
Le choix n’est pas seulement esthétique. Il procède d’une stratégie de diffusion des idées vers des publics aux attentes plurielles. Le diplomate y trouve la trame conceptuelle nécessaire au dialogue politique, le lecteur profane la sève émotionnelle qui suscite l’empathie. En cela, « Mon regard sur le monde » s’inscrit dans la tradition des textes frontaliers, de Césaire à Glissant, où la pensée théorique s’appuie sur l’archive sensible des existences ordinaires.
Mémoire historique et horizon métissé
Kibeloh n’élude ni l’esclavage ni la colonisation, qualifiant ces périodes de « nœuds traumatiques qu’il faut défaire sans les effacer ». Toutefois, il oppose à la tentation victimaire une conception dynamique du métissage, entendu non comme slogan mais comme réalité anthropologique. « Le métissage n’est pas une solution magique, mais une condition de la modernité », insiste-t-il. À rebours des discours alarmistes sur l’homogénéité perdue, il rappelle que l’histoire humaine est faite de circulations, de brassages linguistiques et symboliques.
Cette posture s’inscrit dans la lignée des travaux d’Edouard Glissant sur la créolisation : l’identité y devient processus, non substance. Pour le Congo-Brazzaville, dont la capitale demeure un carrefour sur le fleuve, le métissage constitue un levier de diplomatie culturelle et un vecteur de cohésion nationale. En sublimant cette donnée, l’auteur rejoint ainsi l’effort des autorités pour inscrire le pays dans une mondialité apaisée.
La fonction sociale de l’écrivain africain
À travers sa trajectoire, Kibeloh illustre l’évolution du statut de l’écrivain africain contemporain : ni griot cantonné au témoignage populaire, ni simple analyste des impasses postcoloniales, mais médiateur capable de faire dialoguer les imaginaires. « Nous devons passer des clichés à la complexité », confie-t-il, revendiquant un droit au romanesque qui dépasse la géopolitique sans l’ignorer. Cette position rejoint les analyses de la sociologie de la littérature sur la décentration progressive des canons occidentaux.
Dans le contexte congolais, cette parole trouve un écho particulier. Les pouvoirs publics encouragent, à travers divers salons et résidences, une création littéraire plurielle qui amplifie la voix du pays sur la scène francophone. En relayant les aspirations à la paix, la lutte contre toutes formes de harcèlement ou la dénonciation mesurée des iniquités, Kibeloh participe d’une soft-power qui mise sur la force tranquille des mots.
Perspectives d’une plume congolaise en mouvement
L’annonce de « Les souvenirs de Ouenzé », roman consacré à la guerre civile de 1997, suscite déjà l’attention des critiques. Revisiter ce moment de fracturation nationale implique de conjuguer la lucidité historique et la sensibilité de l’enfant qu’il était alors. L’auteur promet une fresque où l’exil, le pardon et l’amour filial se tressent à la chronique d’un quartier populaire de Brazzaville. La démarche renvoie à la fonction cathartique de la mémoire : transformer la douleur en récit pour mieux panser le corps social.
À plus long terme, Kibeloh envisage de poursuivre l’alternance entre essai et fiction, convaincu que la porosité des genres favorise l’intelligence collective. Son retour survient à un moment où l’espace littéraire congolais bénéficie d’un écosystème institutionnel en plein essor – prix nationaux, foires du livre, partenariats universitaires. Dans cette dynamique, la voix d’un auteur qui, après le repli, choisit le partage, vient rappeler que le silence, parfois, travaille à l’élaboration d’une parole plus dense et plus généreuse.