Aux sources d’une identité partagée
Inscrite depuis 2021 sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, la rumba congolaise s’est imposée comme l’un des vecteurs les plus puissants de sociabilité et de diplomatie populaire d’Afrique centrale. Si les noms de Franco Luambo, Tabu Ley Rochereau ou Papa Wemba résonnent dans toutes les capitales, le visage féminin de cette musique est longtemps demeuré discret. Yamina Benguigui, réalisatrice franco-algérienne déjà remarquée pour son regard aigu sur les trajectoires diasporiques, entreprend aujourd’hui de combler cette lacune mémorielle avec un long métrage documentaire qui fait dialoguer archives inédites et témoignages contemporains.
Une mémoire féminine longtemps occultée
Mbilia Bel, Abeti Masikini, Tshala Muana : ces patronymes, jadis chuchotés dans l’ombre des studios de Kinshasa et de Brazzaville, incarnent pourtant des carrières où se mêlent virtuosité vocale, ingéniosité scénique et foi inébranlable dans le pouvoir libératoire de la danse. Le film rappelle que, dès les années 1950, ces artistes défiaient un ordre social marqué par la prépondérance masculine, transformant la scène en tribune pour interroger les rapports de genre, la modernité urbaine et même les mutations politiques au sortir de la période coloniale. La rareté des biographies consacrées à ces pionnières n’est plus seulement un constat d’oubli ; elle devient, sous l’œil de Benguigui, un objet d’enquête propre à réévaluer toute l’architecture narrative de la rumba.
Le geste cinématographique comme réparation symbolique
La réalisatrice tisse un dispositif souple, associant séquences de concerts restaurées, interviews à domicile et captations de répétitions actuelles. Cette méthode, typique du cinéma-vérité, permet d’articuler la parole intime et le contexte socio-historique sans céder à la nostalgie. « Nous voulions que les corps dansants parlent autant que les archives sonores », confie la cinéaste, consciente que la rumba est indissociable d’une gestuelle où l’affirmation identitaire passe par le mouvement. Les danseuses, longtemps qualifiées de simples faire-valoir, dévoilent ici une conscience aiguë de leur rôle : elles ont usé de leur expressivité pour revendiquer un espace public qui leur appartienne, tout en esquissant une pédagogie informelle de l’émancipation féminine.
Entre Kinshasa et Brazzaville, la musique comme discours social
De part et d’autre du fleuve Congo, le documentaire met en lumière une rivalité stimulante, teintée d’admiration réciproque, qui a structuré l’écosystème musical régional. Les studios de Poto-Poto à Brazzaville et les bars de la Gombe à Kinshasa fonctionnaient comme des laboratoires sonores où circulaient influences caribéennes, partitions cubaines et innovations électroniques. Les héroïnes racontent comment elles ont jonglé avec les attentes familiales, la censure morale et parfois la censure politique, pour maintenir le cap artistique. Benguigui souligne aussi la contribution des autorités culturelles congolaises, aujourd’hui mobilisées pour préserver cet héritage, qu’il s’agisse des programmes de numérisation d’anciens masters ou du soutien logistique aux festivals transfrontaliers.
Transmission intergénérationnelle et diplomatie culturelle
Le film ne se contente pas de saluer le passé ; il interroge la réappropriation contemporaine de la rumba, notamment chez des figures telles que Fally Ipupa ou Imilo Lechanceux, qui citent régulièrement leurs aînées en exemple. À Paris comme à Pointe-Noire, des collectifs féminins réinventent la scénographie de la danse, investissant musées, centres culturels et plateformes numériques. Ce mouvement participe de la diplomatie culturelle congolaise, l’État s’affirmant garant d’une continuité patrimoniale qui transcende les logiques marchandes. Dans un contexte où le soft power musical devient un levier d’attractivité, la visibilité renouvelée de ces chanteuses renforce l’image d’un Congo pluriel, héritier d’une tradition artistique cosmopolite.
L’avenir d’un héritage en partage
En refermant cette fresque, Yamina Benguigui laisse au spectateur un double sentiment : la conscience aiguë d’une dette de reconnaissance envers ces femmes d’exception et la conviction qu’une nouvelle page est en train de s’écrire. Les initiatives portées par les ministères de la Culture des deux rives, articulées à celles de l’UNESCO, dessinent une stratégie cohérente de sauvegarde et de diffusion. Par l’image et par le son, « Rumba congolaise, les héroïnes » devient ainsi une passerelle entre mémoire et avenir, rappelant que la vitalité d’un patrimoine se mesure moins à la somme de ses reliques qu’à la capacité d’une société à en garantir la transmission vivante et inclusive.