Une patrimonialisation mondiale encore incomplète
Lorsqu’en décembre 2021 la rumba congolaise a été inscrite au patrimoine culturel immatériel de l’Unesco, l’Afrique centrale célébrait une reconnaissance longtemps attendue. Pourtant, l’instant solennel a fait apparaître une lacune : la mise en lumière quasi exclusive des figures masculines. Or, des voix féminines ont façonné dès les années 1940 ce style né de l’alliance entre rythmes bantous, influences afro-cubaines et histoires de la diaspora. Ombres bienveillantes des studios, elles ont contribué à populariser la rumba de part et d’autre du fleuve Congo, offrant au monde une signature musicale devenue emblématique de la sociabilité urbaine à Brazzaville comme à Kinshasa.
La quête documentaire de Yamina Benguigui
Présente à la cérémonie de l’Unesco, la réalisatrice et ancienne ministre déléguée à la Francophonie Yamina Benguigui, étonnée par l’absence de femmes dans le récit officiel, a décidé d’entamer une enquête filmée de plus de deux ans. Son objectif : restituer aux divas méconnues la place qui leur revient. « Je me suis dit qu’il fallait immortaliser ces héroïnes dont les voix ont porté l’émancipation de toute une génération », confie-t-elle dans le film diffusé sur Canal+ Docs. Le projet s’inscrit dans la continuité de son engagement pour la visibilité des Afro-descendantes et s’appuie sur des partenariats avec des institutions congolaises désireuses de valoriser leur patrimoine culturel.
Archives dispersées, mémoire reconstruite
Le matériau documentaire s’est révélé fragmentaire. Conflits successifs, humidité équatoriale et manques de ressources ont décimé photographies, matrices vinyles et bobines d’actualité. Au fil des recherches, quelques trésors surgissent néanmoins : une session d’enregistrement de Lucie Eyenga, première femme à intégrer un grand orchestre, ou encore le passage télévisé de Pauline Mbulambemba, éclatante d’audace sur la scène de la Radiodiffusion-Télévision Congolaise. En reliant ces bribes à la mémoire orale d’anciens producteurs et de musicologues, Yamina Benguigui recompose le puzzle artistique et politique d’une époque traversée par les indépendances.
Créativité féminine et dynamiques d’émancipation
Dans les bars de Bacongo ou de Matonge, la rumba a longtemps été un espace de négociation sociale où les femmes contestaient, par le chant et la danse, l’ordre patriarcal hérité de la colonisation. La musicologue Scholastique Dianzinga rappelle que « l’on ne peut parler d’émancipation féminine sans évoquer la rumba », tant cette dernière a offert un micro et une scène à celles que l’histoire officielle tendait à reléguer au second plan. Les textes de Lucie Eyenga sur la dignité des vendeuses de marché, les chorégraphies en duo de l’icône Wuta Mayi ou les ballades de M’bilia Bel sur l’autonomie économique ont constitué des répertoires d’affirmation individuelle et collective. Aujourd’hui encore, la chanteuse poursuit son combat pour les droits d’auteur et rêve d’ouvrir une école spécialisée afin d’aider les jeunes musiciennes à structurer leur carrière.
Soutiens institutionnels et enjeux contemporains
L’action publique n’est pas restée indifférente à cette relecture de l’histoire musicale. Le ministère congolais de la Culture et des Arts à Brazzaville a récemment confirmé la numérisation progressive des archives sonores conservées au Centre national de la musique. Parallèlement, des partenariats avec le Centre national du cinéma français permettent d’assurer une conservation croisée des enregistrements récemment exhumés. Ces initiatives bénéficient du contexte de stabilité et de réformes culturelles menées au Congo-Brazzaville, lesquelles visent à articuler valorisation patrimoniale et diplomatie culturelle. Les autorités voient dans la rumba un vecteur de soft power africain susceptible de renforcer le rayonnement régional et international du pays. Pour les ONG locales, la pratique musicale sert également de levier psychosocial : dans des ateliers de réhabilitation, des victimes de violences apprennent à se réapproprier leur corps grâce aux pas de la « danse du nombril », rappelant la vocation cathartique de la rumba.
Un patrimoine vivant à réécrire au féminin
En révélant la part déterminante des artistes féminines, le documentaire de Yamina Benguigui participe à une écriture plus inclusive de l’histoire culturelle congolaise. Il invite à poursuivre la recherche, à enrichir les programmes éducatifs et à stimuler de nouvelles collaborations entre réalisateurs, musicologues et institutions. Au-delà de la restitution mémorielle, il pose la question de la reconnaissance économique et juridique des créatrices dans les industries culturelles africaines. Si les légendaires orchestres masculins du Congo continuent de faire danser les capitales mondiales, leurs sœurs d’hier et d’aujourd’hui réclament désormais, à juste titre, la place qui leur revient dans la lumière. La rumba, patrimoine vivant par excellence, ne saurait se raconter qu’à moitié ; elle se conjugue désormais au féminin pluriel.