Un documentaire salué par l’État et le public
Le 24 juillet, la salle Canal Olympia de Brazzaville affichait complet pour l’avant-première de « Rumba congolaise : les héroïnes », projetée dans le cadre du Festival panafricain de musique. La présence du président Denis Sassou Nguesso, de plusieurs membres du gouvernement et d’un large parterre d’artistes conférait à l’événement une dimension institutionnelle rare pour un film documentaire. Produite par Canal+, l’œuvre de la cinéaste franco-algérienne Yamina Benguigui a immédiatement reçu l’approbation du public, applaudissant la relecture sensible d’un patrimoine inscrit à l’Unesco depuis 2021. Cette reconnaissance officielle confirme la volonté des autorités de promouvoir les expressions culturelles locales comme vecteurs de cohésion nationale et d’influence diplomatique.
La rumba, miroir sociopolitique d’une nation
Au-delà de la célébration musicale, le film interroge la fonction sociale de la rumba comme langage d’émancipation. Les historiens Scholastique Dianzinga et Didier Gondola rappellent que, depuis les années 1950, les paroles de rumba ont accompagné la contestation des structures coloniales, la revendication de l’usage des langues locales et l’émergence d’un sentiment d’unité sur les deux rives du fleuve Congo. En retraçant ces dynamiques, Yamina Benguigui démontre que la musique, loin d’être un simple divertissement, constitue un fait social total, au sens maussien, capable d’articuler mémoire collective, aspirations politiques et mobilisation citoyenne.
Redécouvrir les pionnières invisibilisées
Le dispositif narratif s’appuie sur des archives rares et des témoignages d’icônes contemporaines telles que Mbilia Bel, Barbara Kanam ou Fally Ipupa. Lucie Eyenga, première voix féminine diffusée à la radio en 1954, incarne la problématique de l’effacement : figure fondatrice, elle s’est pourtant éteinte dans un relatif anonymat. À travers elle, le long-métrage exhume les parcours de Marcelle Ebibi, M’pongo Love, Abeti Masikini, Tshala Muana et d’autres artistes dont l’apport fut décisif. La réalisatrice souligne que, durant des décennies, les anthologies discographiques citaient systématiquement des chanteurs masculins, dessinant une mémoire sélective que le film s’emploie à rectifier.
Une création cinématographique au service du dialogue culturel
Le style visuel de Yamina Benguigui, entre chromatiques chaleureuses et montage alterné, tisse un va-et-vient constant entre passé et présent. Cette démarche esthétique s’inscrit dans la tradition du cinéma-vérité africain, tout en répondant à une stratégie contemporaine de diplomatie culturelle. La ministre de l’Industrie culturelle, Lydie Pongault, a souligné « la transition réussie entre les héroïnes d’hier et celles d’aujourd’hui », insistant sur la capacité du film à fédérer les imaginaires des capitales voisines, Brazzaville et Kinshasa. Dans un contexte régional où la rumba sert de langage commun, l’œuvre renforce la dimension transfrontalière du patrimoine, favorisant un soft power congolais fondé sur l’émotion et la mémoire partagée.
Enjeux contemporains : droits d’auteur et transmission
La portée politique du documentaire ne se limite pas à la représentation symbolique. Les séquences consacrées aux droits d’auteur révèlent des défis économiques majeurs. Mbilia Bel déplore l’insuffisance de la redistribution des royalties, tandis que Barbara Kanam espère que le débat ouvert accélérera la structuration du secteur musical en faveur des femmes. Le rappel de ces enjeux s’inscrit dans les recommandations formulées par l’Unesco pour la sauvegarde des patrimoines vivants, soulignant la nécessité d’un cadre juridique protecteur et d’un financement durable afin d’éviter que la mémoire artistique ne soit compromise par la précarité.
Vers une nouvelle dynamique pour la scène féminine congolaise
En conclusion implicite, la dernière séquence filmée lors de la projection offre une scène vibrante où Barbara Kanam, Mbilia Bel, Faya Tess et la slameuse Mariusca entonnent a cappella leurs titres phares. L’instant, capté dans sa spontanéité, préfigure une réappropriation de l’espace public par les voix féminines. Selon le chroniqueur Clément Ossinondé, cette conjonction de générations augure « une ère où les jeunes artistes pourront se hisser sans crainte au-devant de la scène ». En faisant dialoguer mémoire et création, le film de Yamina Benguigui s’inscrit dans un mouvement plus large de valorisation des industries culturelles que les autorités congolaises entendent encourager, convaincues qu’un patrimoine assumé constitue un levier de rayonnement international et de prospérité partagée.