Un pari inclusif porté par la société civile
À l’ombre des grands chantiers pétroliers qui façonnent l’économie nationale, une autre révolution s’opère dans la capitale. Depuis deux ans, le Centre de formation des jeunes vivant avec handicap, plus connu sous l’acronyme Cenfor-Jh, accueille à Brazzaville des adolescents sourds désireux de maîtriser les arcanes du code, du graphisme ou de la bureautique avancée. Né d’un projet lauréat du Youth Challenge soutenu par l’UNICEF, le PNUD et le gouvernement, le dispositif est piloté par une équipe de bénévoles menée par Edgar Bavoumina. Leur credo est limpide : substituer à l’image parfois compassée de l’assistanat celle de la compétence certifiée, afin de propulser ces jeunes vers un marché du travail qui se numérise à vive allure.
Des compétences numériques comme levier d’autonomie
Le choix stratégique du digital n’est pas anodin. Selon les estimations du ministère des Postes et de l’Économie numérique, le secteur pourrait générer, à l’horizon 2030, plus de 10 000 emplois directs et indirects. Pour les stagiaires malentendants, se familiariser avec la suite Adobe, la conception de sites ou l’impression grand format ouvre des perspectives jusque-là inexplorées. « Le langage graphique transcende la barrière auditive », souligne un formateur en langage des signes recruté par l’association. Les sessions de deux mois, structurées autour de modules progressifs, débouchent sur des mini-projets concrets : création d’affiches pour des PME locales, montage de capsules vidéo pour des campagnes de sensibilisation, ou encore conception de logos pour des artisans. Cette approche par projet, adossée à l’obtention du Brevet d’études techniques, consolide le capital confiance des apprenants et renforce la reconnaissance sociale dont ils bénéficient au sein de leur communauté.
Les défis du financement et de l’encadrement familial
Si l’enthousiasme des bénéficiaires ne se dément pas, la viabilité des cycles de formation reste tributaire d’un financement parcellaire. L’achat d’une presse numérique A3 ou d’une imprimante UV, indispensable pour internaliser les ateliers d’impression, représente un investissement supérieur à dix millions de francs CFA, un montant hors de portée pour une structure associative fonctionnant principalement sur fonds propres. Par ailleurs, le soutien moral des familles oscille encore entre fierté et résignation. Certaines sous-estiment le potentiel de leurs enfants, estimant que la menuiserie ou la couture constituent des horizons plus réalistes. Ce hiatus psychosocial freine la régularité de l’assiduité et, par ricochet, la complétude des programmes.
Vers une synergie avec l’État et les partenaires multilatéraux
Conscient de ces contraintes, M. Bavoumina plaide pour une alliance vertueuse entre secteur public, bailleurs bilatéraux et tissu entrepreneurial national. L’idée d’un lycée professionnel spécialisé, inscrit dans la Stratégie nationale de la formation technique et professionnelle 2022-2026, fait son chemin au sein des ministères concernés. Elle s’articulerait autour d’unités pédagogiques adaptées aux différents types de handicap, mutualiserait les équipements onéreux et permettrait la délivrance de certifications reconnues par le Conseil africain et malgache de l’enseignement technique. En complément, l’application effective du quota légal de 5 % d’emplois réservés aux personnes vivant avec handicap dans la fonction publique, déjà prévu par les textes, constituerait un signal institutionnel fort.
Perspective macroéconomique et enjeux de gouvernance
Au-delà de la seule question sociale, la formation des sourds aux métiers technologiques participe d’un repositionnement macroéconomique. Dans un contexte où la diversification post-pétrole est impérative, l’économie numérique apparaît comme une piste crédible pour accroître la valeur ajoutée intérieure. En intégrant des talents issus de la diversité sensorielle, le pays renforce non seulement sa cohésion sociale, mais stimule aussi la créativité au sein de l’écosystème entrepreneurial. Plusieurs start-up congolaises, à l’instar de Wizcod ou GraphiCongo, ont déjà affiché leur intention de recruter des profils formés par Cenfor-Jh, convaincues que « la différence est vecteur d’innovation ».
Un chantier sociétal appelant une mobilisation durable
À écouter les formateurs, les visages s’illuminent lorsque les apprenants réussissent à exporter un fichier en haute résolution ou à animer un visuel sur After Effects. Ces instants, d’apparence anodine, fondent pourtant la confiance nécessaire pour affronter un monde du travail encore empreint de préjugés. L’expérience de Cenfor-Jh démontre qu’une initiative locale, soutenue par un cadre réglementaire et des partenaires engagés, peut transformer en profondeur les trajectoires individuelles. Pour que cette success-story demeure pérenne, elle doit s’inscrire dans une politique publique d’inclusion élargie, articulant formation continuelle, incitations fiscales à l’embauche et campagnes de sensibilisation à grande échelle. À ce prix, le silence des sourds ne sera plus synonyme d’invisibilité, mais la marque d’une écoute sociétale renouvelée, apte à conjuguer solidarité et performance économique.