Aux prémices d’une révolution sonore numérique
En bordure du fleuve Congo, le Palais des congrès de Brazzaville a bruissé, deux journées durant, des échanges denses et feutrés d’une trentaine de professionnels venus scruter l’avenir de la filière musicale africaine. L’Organisation internationale de la Francophonie, appuyée par le Comité d’organisation du Festival panafricain de musique (Fespam), a placé ces assises sous l’angle de la « découvrabilité », concept désormais incontournable dans l’écosystème du streaming. Le choix de la capitale congolaise n’est pas anodin : depuis plusieurs éditions, les autorités entendent faire de cet événement un levier diplomatique, économique et culturel au service de l’image du pays. « La numérisation n’est plus une option », a rappelé le commissaire général Hugues Gervais Ondaye dans son propos liminaire, soulignant la ferme volonté gouvernementale de soutenir l’entrepreneuriat créatif local.
Découvrabilité : au-delà de la simple visibilité
Le formateur sénégalais Lamine Ba a promptement dissipé toute ambiguïté lexicale : si la visibilité s’obtient par la promotion, la découvrabilité résulte d’algorithmes qui « proposent spontanément une œuvre à un auditeur qui ne la cherchait pas ». Dans un environnement où soixante mille titres sont mis en ligne chaque jour (IFPI, 2024), la compétition pour la première recommandation de Spotify ou YouTube devient féroce. Lamine Ba a insisté sur la qualité et la structuration des métadonnées – noms d’artistes uniformisés, crédits complets, genres précis – que les agrégateurs exploitent pour indexer puis suggérer un titre. À défaut, la chanson la mieux produite s’égare dans la « longue traîne » des catalogues.
Le constat vaut tout autant pour les plateformes sociales : une vidéo TikTok mal balisée échappe aux tendances, tandis qu’un Reel Instagram sans sous-titres perd son potentiel viral. Cette approche scientifique, jadis cantonnée aux majors occidentales, gagne progressivement les studios de Kinshasa, de Pointe-Noire ou de N’Djamena, signe d’un aggiornamento professionnel que le Fespam veut accélérer.
Métropolisation des métiers et spécialisation indispensable
Au détour d’un échange, Lamine Ba a pointé une faiblesse structurelle : l’artiste africain endosse encore fréquemment les rôles de manager, de producteur et de distributeur. « Le cumul freine la montée en gamme et fatigue la créativité », a confirmé la productrice tchadienne Mouna Brahim, venue défendre le besoin de contrats clairs et d’une répartition fine des tâches. La masterclass a ainsi mis en exergue l’émergence d’un nouveau maillage professionnel : data analysts musicaux, spécialistes SEO, community managers plurilingues, avocats du numérique. Autant de métiers appelés à irriguer le paysage culturel sous-régional, avec l’appui revendiqué des pouvoirs publics congolais qui multiplient incubateurs et exonérations ciblées.
Francophonie, soft power et rayonnement continental
Par la voix de Kanel Engandja Ngoulou, la Francophonie a rappelé que le déploiement d’initiatives structurantes sur le continent répond à une double logique : préserver la diversité culturelle et consolider un espace économique francophone de la création. Dans un contexte où l’afrobeats nigérian ou l’amapiano sud-africain dominent les playlists globales, la variété francophone entend faire entendre son timbre. Les diplomates présents ont salué la démarche, y voyant un prolongement des orientations du Sommet de Djerba sur la culture numérique (2022) qui plaident pour un accompagnement des États et des opérateurs privés.
Le Congo-Brazzaville, qui préside actuellement la Commission de l’Union africaine sur la culture, capitalise sur cette dynamique pour renforcer ses partenariats avec les grandes plateformes. Des pourparlers avec Deezer et Boomplay ont d’ailleurs été évoqués en coulisses, l’objectif étant d’intégrer plus largement les catalogues d’artistes congolais et d’optimiser les reversements de royalties.
Monétisation et équité : un modèle à repenser
Si les débats se sont voulus prospectifs, ils n’ont pas éludé la délicate question de la rémunération. Les artistes africains perçoivent en moyenne trois à cinq fois moins par écoute que leurs homologues des marchés matures, en raison d’abonnements souvent facturés à bas prix et de la répartition pro rata temporis (CISAC, 2023). Plusieurs intervenants ont plaidé pour une tarification segmentée et la négociation de minima garantis. Le ministère congolais de la Culture étudie, pour sa part, la création d’un fonds d’appui à la transition numérique, abondé par une partie des recettes fiscales issues des télécommunications, mesure qui favoriserait l’égalité d’accès à la technologie.
Vers une diplomatie culturelle amplifiée
En clôturant la séance, le commissaire Ondaye a rappelé que le Fespam 2025 ne saurait se limiter à une vitrine festive. Il s’agit, selon ses termes, d’un « écosystème global où la musique sert de vecteur de cohésion, de croissance et d’influence ». Alors que l’Union européenne, l’Unesco et plusieurs bailleurs de fonds expriment un intérêt renouvelé pour l’innovation culturelle, Brazzaville entend incarner le rôle d’intermédiateur, articulant stratégies nationales et projets transfrontaliers.
La voie est tracée : en conjuguant ingénierie numérique, volonté politique et créativité foisonnante, les musiques africaines disposent désormais des leviers nécessaires pour conquérir des audiences inédites. L’enjeu, martelé tout au long de la masterclass, consiste à transformer chaque clic anonyme en expérience mémorable et, partant, en capital symbolique durable pour le continent.