Une échappée francophone au service du soft power français
Décidé à franchir la Méditerranée, le groupe TF1 promet de mettre en ligne TF1+ dans 27 États d’Afrique francophone à compter du 30 juin 2025. Dans les couloirs du siège de Boulogne, on parle d’une « extension naturelle de la communauté linguistique ». L’Organisation internationale de la Francophonie anticipe 321 millions de locuteurs africains à l’horizon 2050, un réservoir qu’aucun diffuseur hexagonal ne peut ignorer (OIF, 2023). Cette offensive s’inscrit dans une stratégie de soft power où la mise à disposition gratuite d’un catalogue de 30 000 heures – feuilletons patrimoniaux, information, jeunesse – conforte la visibilité culturelle française tout en légitimant, à long terme, les positions diplomatiques de Paris sur le continent.
Le modèle gratuit financé par la publicité, un pari calculé
Contrairement à Canal+ ou Netflix, TF1+ revendique un accès sans abonnement, reposant sur un inventaire publicitaire calibré à cinq minutes par heure. L’expérience française de 1,2 milliard d’heures visionnées en 2024 et un CPM considéré comme compétitif offrent aux dirigeants de Bouygues la conviction qu’un financement par la réclame peut s’exporter (Rapport annuel TF1, 2024). En Afrique subsaharienne, les dépenses publicitaires télé et numérique devraient progresser de 8 % par an d’ici 2027, portées par la grande consommation et la téléphonie (PwC, 2024). Même si les tarifs unitaires restent inférieurs de 60 % à ceux de l’Europe de l’Ouest, la masse critique visée par TF1+ pourrait, selon ses prévisions internes, compenser la faiblesse des paniers moyens.
Canal+, Netflix et les acteurs locaux : une rivalité asymétrique
Suggérer une confrontation frontale entre TF1+ et Canal+ relève du raccourci. Le groupe de Vincent Bolloré diffuse plus de 350 chaînes, détient des studios africains et finalise l’absorption de Multichoice, leader sud-africain, élargissant encore son périmètre (Bloomberg, février 2024). Netflix, pour sa part, s’est allié à Canal+ pour une distribution conjointe dans 24 pays subsahariens, tout en développant au Nigeria des productions originales à forte audience locale. L’arrivée d’un acteur gratuit modifie néanmoins le paysage concurrentiel : d’une part, elle offre une alternative aux foyers incapables de financer un abonnement premium ; d’autre part, elle pousse Canal+ à segmenter davantage ses offres d’entrée de gamme, tandis que Netflix expérimente déjà un forfait mobile à prix réduit.
Infrastructure, fiscalité et piraterie : les réalités du terrain
Le continent demeure traversé de disparités. La GSMA chiffre la pénétration des smartphones à 51 % en Afrique subsaharienne début 2024, mais l’accès régulier à une connexion 4G stable plafonne à 28 % (GSMA, 2024). Dans la bande sahélienne, les coupures d’électricité pèsent encore sur la consommation vidéo. Pour atténuer ce frein, TF1+ prévoit un mode hors-connexion compressé, inspiré des pratiques de YouTube Go. Autre écueil, la fiscalité numérique fluctuante : au Kenya ou en Tanzanie, la TVA sur les services OTT atteint 16 %, alors qu’elle reste inexistante en Côte d’Ivoire. Enfin, la piraterie audiovisuelle, évaluée à 1,4 milliard de dollars de manque à gagner annuel pour les ayants droit africains (Dataxis, 2023), oblige TF1 à renforcer le cryptage de son player et à nouer des partenariats avec les autorités de régulation nationales.
Le contenu africain, clé de voûte de la légitimité
Les observateurs répètent qu’aucun feuilleton importé, si prestigieux soit-il, ne tient la distance face à un bon soap local à heure de grande écoute, un constat martelé par Bernard Azria, pionnier de la distribution panafricaine (Agence Ecofin, 2022). TF1 a donc mandaté Newen Studios pour identifier trente formats d’adaptation et prépare une bourse à l’écriture destinée aux scénaristes de Dakar, Abidjan et Douala. Dans les capitales francophones, où les séries ivoiriennes et sénégalaises rassemblent déjà des audiences à deux chiffres, la crédibilité passera par une coproduction équitable, assortie d’un partage de droits à l’export. Aux yeux des régulateurs, cette démarche conditionnera l’obtention de licences et d’avantages fiscaux, à l’image des quotas de contenus locaux imposés au Rwanda depuis 2021.
Entre influence et rentabilité, l’équation diplomatique
Au-delà du modèle d’affaires, l’entrée de TF1+ s’interprète comme un instrument de diplomatie culturelle française. Paris cherche à rééquilibrer sa présence face à l’activisme médiatique turc, chinois ou qatari, très visible via TRT World, CGTN ou Al-Jazeera. L’initiative de TF1 trouve un écho favorable auprès du Quai d’Orsay, qui y voit un vecteur de rayonnement linguistique sans mobilisation budgétaire publique. Pour les capitales africaines, l’arrivée d’un géant gratuit élargit l’écosystème audiovisuel, accroît la concurrence sur le marché publicitaire et offre de nouvelles fenêtres de diffusion aux créateurs locaux. Reste que la rentabilité du projet ne se vérifiera qu’à moyen terme, tributaire d’une croissance continue de la connectivité et d’une régulation harmonisée des marchés numériques.