Le poids historique des terres coutumières dans la gouvernance congolaise
Depuis les premières codifications foncières de l’époque coloniale, la République du Congo jongle avec une dualité juridico-culturelle : d’un côté, la propriété formelle inscrite au cadastre ; de l’autre, des usages coutumiers ancestraux rarement matérialisés. Les communautés autochtones, estimées à quelque 10 % de la population nationale, se trouvent au cœur de cette zone grise où la forêt équatoriale assure subsistance, identité et spiritualité. Les ratifications successives par Brazzaville de la Convention 169 de l’OIT et de la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones ont conféré une légitimité internationale à ces revendications mais, sur le terrain, le « droit à la terre » demeure souvent un principe abstrait. La perspective d’un décret d’application consacré à la sécurisation des droits fonciers coutumiers sonne ainsi comme la promesse, maintes fois différée, d’un passage de la rhétorique à la norme contraignante.
Un processus de concertation sous le regard attentif des partenaires
C’est dans ce contexte que se tient, à Brazzaville, un atelier réunissant l’Observatoire congolais des droits de l’homme, Forest Peoples Programme et une mosaïque d’organisations locales. Pendant deux jours, les acteurs épluchent ligne après ligne un avant-projet de décret élaboré par le ministère des Affaires foncières. « Notre rôle est d’injecter dans le texte la substance issue des consultations communautaires », souligne Nina Cynthia Kiyindou Yombo, directrice exécutive de l’OCDH. Les délégués autochtones, venus des départements forestiers de la Lékoumou et de la Sangha, rappellent que la participation ne saurait être « symbolique ». La présence de Forest Peoples Programme, ONG britannique au pedigree juridique reconnu, confère à la rencontre un vernis d’expertise internationale et un levier de plaidoyer vers les bailleurs.
La difficile conciliation des normes internationales et des réalités locales
À première vue, l’architecture du futur décret épouse les standards élaborés par la Banque mondiale et l’Initiative pour la transparence dans les industries extractives : reconnaissance explicite des droits d’usage, obligation de consentement libre, préalable et éclairé, mécanismes de résolution des litiges. Mais, dans les couloirs, juristes et chefs traditionnels s’accordent sur la nécessité d’éviter la « sur-juridicisation » qui transformerait l’exercice en parcours d’obstacles administratifs. Un forestier de la Sangha résume l’équation : « Si l’enregistrement coûte plus cher qu’une coupe de bois illégale, aucune famille ne fera la démarche. » De leur côté, les autorités redoutent qu’une définition trop large des droits coutumiers n’entrave les concessions forestières, pierre angulaire des recettes publiques. L’enjeu est donc de produire un texte à la fois protecteur et opérationnel, susceptible de limiter les conflits récurrents entre communautés et exploitants.
Implications régionales et diplomatiques du modèle congolais
Le Congo se targue d’avoir été, en 2011, le premier État africain à promulguer une loi spécifique sur les peuples autochtones. Kinshasa, Libreville et Yaoundé observent à présent la mise en musique de cette législation. Pour la République démocratique du Congo, engagée dans une réforme foncière titanesque, l’expérience congolaise fournit une matrice. « Brazzaville peut devenir un laboratoire de bonnes pratiques ; encore faut-il passer le cap de l’application », note Lassana Condé, représentant de Forest Peoples Programme. Sur la scène internationale, l’adoption d’un décret solide renforcerait la crédibilité du Congo dans les négociations climatiques, où la préservation des forêts du Bassin du Congo pèse lourd dans le mécanisme REDD+. À l’inverse, un texte trop timoré pourrait offrir des arguments à ceux qui dénoncent la dilution des engagements de Glasgow.
Enjeux futurs pour la stabilité sociale et environnementale
Au-delà de la technique juridique, la sécurisation des terres autochtones détient un potentiel pacificateur. Les litiges fonciers figurent parmi les causes premières de tensions communautaires, parfois instrumentalisées par des groupes armés dans les zones frontalières. Garantir un accès incontesté au terroir ancestral réduirait les risques d’escalade et favoriserait l’emploi local dans une économie forestière durable. Reste le nerf de la guerre : la capacité de l’État à financer les opérations de délimitation participative, à former des magistrats et à décentraliser la gestion foncière. Les bailleurs européens, déjà engagés dans la gouvernance forestière, ont laissé entendre qu’un décret robuste pourrait conditionner de nouveaux décaissements. Entre promesse de stabilité et besoin de ressources fraîches, le gouvernement congolais joue une partition délicate.
Dernière ligne droite avant l’arbitrage politique
Les participants de l’atelier brazzavillois doivent remettre leur version consolidée du projet de décret au ministère avant la fin du mois. S’ouvrira alors une phase d’arbitrage interministériel, traditionnellement énigmatique, où intérêts économiques, considérations diplomatiques et pressions communautaires se confronteront. Observateurs et partenaires redoutent un édulcoration de certaines dispositions clés, notamment le consentement préalable et la création d’un fonds d’indemnisation. D’ores et déjà, l’opinion autochtone s’organise : plusieurs chefs ont annoncé, en aparté, qu’ils saisiraient la Cour constitutionnelle si les protections promises venaient à disparaître. La balle est désormais dans le camp des décideurs ; ils devront démontrer que le modèle congolais n’est pas qu’une vitrine, mais une avancée tangible pour les droits, la paix et la forêt.