La partition impériale de la fin du XIXᵉ siècle
À l’hiver 1885, la Conférence de Berlin grave dans le marbre diplomatique la cartographie africaine voulue par les puissances européennes. Le bassin du fleuve Congo, vaste couloir fluvial dont l’explorateur Pierre Savorgnan de Brazza vante les potentialités, se retrouve partagé entre la France et le souverain belge Léopold II. Au nord, la future Afrique-Équatoriale française installe son chef-lieu à Brazzaville ; au sud, l’État indépendant du Congo, propriété personnelle de Léopold jusqu’en 1908, érige Léopoldville en plaque tournante commerciale. « Le fleuve devient la colonne vertébrale d’un double projet impérial, observe l’historien Elikia M’Bokolo, mais chaque rive vit une expérience coloniale spécifique ».
Deux modèles de domination et leurs effets sociaux
La France administre le Congo dans une logique d’intégration à son empire, diffusant le code de l’indigénat et le système de concessions, sans toutefois atteindre l’intensité extractive connue plus au sud. La Belgique, après la période léopoldienne marquée par l’exploitation du caoutchouc, adopte une gestion plus étatisée qui multiplie les missions chrétiennes et les infrastructures minières au Katanga. Cette différence de gouvernance nourrit des cultures politiques distinctes : sur la rive droite, l’élite congolaise brazzavilloise s’imprègne précocement du parlementarisme français ; sur la rive gauche, le nationalisme congolais s’enracine dans la critique d’un modèle paternaliste peu ouvert aux carrières africaines.
1960, l’heure de deux souverainetés concurrentes
Au tournant des années 1960, la vague décolonisatrice déferle. Brazzaville proclame son indépendance le 15 août, Kinshasa – encore Léopoldville – le 30 juin. Les deux jeunes États se baptisent d’abord « République du Congo », forçant la communauté internationale à recourir aux sobriquets Congo-Brazzaville et Congo-Léopoldville. En 1964, la rive gauche adopte l’intitulé de République démocratique du Congo, avant de devenir Zaïre sous Mobutu, puis de revenir à sa dénomination actuelle en 1997. Si les deux Constitutions retiennent un schéma semi-présidentiel, la densité démographique, la mosaïque ethnique et la taille géographique du territoire congolais de l’est expliquent des trajectoires politiques dissemblables. Comme le rappelle la politologue Flora Guilbert, « le rapport au territoire influe sur le rituel d’autorité : gouverner 2,3 millions de kilomètres carrés ne se conçoit pas comme administrer une bande littorale de 342 000 km² ».
Le fleuve comme frontière et passerelle identitaire
Les capitales Brazzaville et Kinshasa, situées à moins de quatre kilomètres l’une de l’autre, sont à la fois jumelles et rivales. Chaque matin, les rumeurs des marchés se répondent d’une rive à l’autre. La toponymie, la musique urbaine et la langue lingala tissent une intimité culturelle que ne renient ni les diplomates ni les sociologues. Le fleuve agit tel un miroir liquide : il sépare les appareils étatiques mais fédère les imaginaires populaires. Des accords de navigation signés en 1999, puis actualisés en 2015, entérinent la volonté de transformer cette ligne de partage en axe de coopération logistique.
Évolutions économiques contrastées depuis les indépendances
Le Congo-Brazzaville, moins dépendant démographiquement de l’agriculture de subsistance, a capitalisé sur l’exploitation pétrolière offshore pour atteindre un revenu par habitant supérieur à la moyenne régionale. La RDC, dotée d’un sous-sol stratégique (cuivre, cobalt, coltan), voit sa richesse potentielle parfois contrariée par l’enclavement de certaines provinces et par les tensions dans sa partie orientale. Selon la Banque africaine de développement, les deux économies peuvent bénéficier de « synergies logistiques le long du corridor fluvial », pour peu que les infrastructures portuaires se modernisent et que les réformes douanières harmonisent les procédures.
Diplomatie contemporaine et perspectives de complémentarité
Brazzaville et Kinshasa ont appris à cultiver un pragmatisme feutré. Le président Denis Sassou Nguesso, doyen des chefs d’État de la sous-région, s’est souvent porté médiateur, que ce soit lors de la crise centrafricaine de 2014 ou dans le cadre de la Conférence internationale sur la région des Grands Lacs. De son côté, Kinshasa compte sur la stabilité de la rive droite pour sécuriser l’acheminement de marchandises vers l’Atlantique. Les deux gouvernements travaillent aujourd’hui à la construction d’un pont-route-rail, projet salué par la Banque mondiale comme catalyseur d’intégration régionale. « Nous avons une communauté de destin, résume l’universitaire Michel Kakongi ; la frontière la plus courte d’Afrique est aussi la plus prometteuse si elle devient un trait d’union plutôt qu’une barrière. »
Regards prospectifs sur un binôme géopolitique singulier
À l’heure où l’Union africaine encourage les zones de libre-échange continentales, la proximité inédite des deux capitales constitue un laboratoire de coopération. Les défis sont connus : besoin de connectivité énergétique, harmonisation fiscale, gestion concertée des ressources halieutiques du fleuve. Mais l’opportunité est tout aussi tangible : la mise en réseau des universités, des startups fintech et des industries culturelles peut impulser un nouvel élan panafricain. Le fleuve Congo, jadis grille de lecture du partage colonial, pourrait ainsi devenir la matrice d’une intégration volontariste, préfigurant un modèle de co-développement dont Brazzaville et Kinshasa seraient les chefs-d’orchestre.