Berceau d’un nom partagé, le fleuve comme métonymie géopolitique
Le Congo prend d’abord la forme d’un cours d’eau formidable. Long de plus de quatre mille kilomètres et deuxième du monde pour son débit, le fleuve a servi de colonne vertébrale aux royaumes bantous puis à la traite atlantique. Son nom dérive du prestigieux royaume de Kongo, puissant entre le xve et le xviiie siècle, et s’est progressivement imposé aux explorateurs européens. Stanley, mandaté par Léopold II, écrivit en 1884 qu’« aucun autre fleuve ne dessine si nettement la carte d’un empire possible » (Archives royales de Belgique). Très tôt, la toponymie devient enjeu de pouvoir : baptiser, c’est déjà posséder.
Les découpages de Berlin et la grande loterie coloniale
En février 1885, la Conférence de Berlin officialise la curée africaine. Au nord du fleuve, le commissaire français Pierre Savorgnan de Brazza obtient pour Paris un territoire baptisé Congo français, futur pivot de l’Afrique équatoriale française. Au sud, Léopold II transforme sa propriété personnelle, l’État indépendant du Congo, en un domaine où l’extraction du caoutchouc vire très vite au cauchemar humanitaire. Si les puissances se rejoignent dans la logique de pillage, leurs administrations divergent. Paris appartient à la logique de l’Union française, tandis que Bruxelles, après avoir repris la main en 1908, développe une politique paternaliste à forte coloration missionnaire. Ce découpage binaire, prolongement d’une frontière naturelle mais également d’intérêts divergents, demeure l’acte fondateur de la dualité congolaise.
Trajectoires institutionnelles divergentes, de Brazzaville à Kinshasa
La vague d’émancipations de 1960 balaye les deux rives à quelques semaines d’intervalle. Le 15 août, la France concède l’indépendance à sa colonie qui conserve le nom de République du Congo et maintient Brazzaville comme capitale. Le 30 juin, la Belgique voit naître en face ce qu’on appelle encore la République du Congo-Léopoldville. L’homonymie provoque immédiatement des frictions diplomatiques et pousse Léopoldville à adopter en 1964 l’intitulé de République démocratique du Congo, avant de devenir Zaïre sous Mobutu en 1971 puis de reprendre son appellation actuelle en 1997. Les modèles de gouvernance divergent aussi. Brazzaville, après un flirt marxiste dans les années 1970, évolue aujourd’hui vers un régime présidentialiste fortement centralisé autour de Denis Sassou Nguesso. Kinshasa, pour sa part, demeure un laboratoire instable, tiraillé entre coalitions fragiles, sécessionnisme régional et ingérences extérieures.
Rivalités, coopérations et illusions de miroir depuis 1960
Le face-à-face des deux capitales, les plus proches du monde après Rome et le Vatican, fait souvent figure de métaphore : un même peuple séparé par la diplomatie des canonières. Les échanges transfrontaliers restent pourtant intenses. Selon la Banque africaine de développement, plus de trente mille traversées quotidiennes étaient enregistrées avant la pandémie de Covid-19. Cependant, la symbiose économique souffre du déséquilibre des tailles : Kinshasa projette ses vingt-cinq millions d’habitants vers l’est riche en minerais, tandis que Brazzaville, cité d’à peine deux millions d’âmes, doit composer avec une économie pétro-dépendante exposée aux fluctuations mondiales. Cet écart nourrit un sentiment de rivalité feutrée. Le politologue Mwayila Tshiyembe estime que « le miroir brazzavillois rappelle aux Kinois la latence de leur propre modernité » (Revue Afrique contemporaine, 2022).
La diffraction congolaise, révélateur des défis africains contemporains
Au-delà du récit colonial, la coexistence de deux États homonymes met en lumière les enjeux structurants du continent. Elle questionne la pertinence des frontières héritées, l’articulation entre ressources naturelles et développement, mais aussi la capacité de l’Union africaine à promouvoir des cadres de coopération transfrontalière efficaces. Les présidents Félix Tshisekedi et Denis Sassou Nguesso ont bien signé en avril 2021 un accord sur la gestion concertée du bassin du Congo, troisième poumon forestier mondial, mais la mise en œuvre se heurte au financement et à la faiblesse des administrations. Tandis que la RDC demeure engluée dans l’est instable, la République du Congo cherche à diversifier son économie au-delà du pétrole, sans toujours réussir à attirer des investisseurs. Les deux capitales continuent pourtant de se répondre en écho, prouvant qu’entre histoire partagée et souverainetés jalouses, le fleuve reste autant un lien qu’une ligne de fracture.