Un rite d’État à forte charge symbolique
Au Palais des congrès de Brazzaville, l’effervescence tenait davantage de la célébration républicaine que de la simple cérémonie protocolaire. La remise de l’écharpe de Grand-Croix de l’Ordre du mérite congolais au professeur Théophile Obenga, par le chef de l’État Denis Sassou Nguesso, a convoqué toute la liturgie d’un hommage national. Officiels en tenues chamarrées, corps diplomatique attentif, délégations universitaires et artistes traditionnels du Kébé-Kébé se sont succédé dans une chorégraphie savamment réglée, rappelant que la République sait magnifier ses figures tutélaires dès lors qu’elles incarnent un pan entier de la mémoire collective.
La ministre de l’Enseignement supérieur, Delphine Edith Emmanuel Adouki, a situé d’emblée l’événement : « Célébrer le professeur Obenga, c’est consacrer la victoire, patiente mais irréversible, de l’intelligence africaine ». Dans une époque marquée par la compétition des modèles de développement, la reconnaissance d’un savant issu de Mbaya, formé aux grandes écoles occidentales, puis revenu servir son pays, porte une valeur stratégique qui transcende la simple reconnaissance académique.
Un parcours universitaire prolifique
Né le 2 février 1936, Théophile Obenga a navigué entre Bordeaux, la Sorbonne, Genève, Dakar, San Francisco et Brazzaville. Ses vingt-cinq ouvrages et plus de cinquante articles traitent aussi bien d’égyptologie que de sociologie du langage. Son article fondateur sur la parenté linguistique entre le kikongo et le mboshi, paru en 1968 dans les Cahiers Ferdinand de Saussure, annonçait déjà la future théorie du « négro-égyptien ». En reliant de manière rigoureuse les langues négro-africaines à l’égyptien ancien, Obenga a contribué à déplacer le centre de gravité des études africaines, jusque-là dominées par des paradigmes exogènes.
Cette production abondante, encadrée par une curiosité sans cesse renouvelée, ne relève pas seulement de l’érudition. Elle a ouvert des brèches méthodologiques pour de jeunes chercheurs congolais qui trouvent désormais, dans leurs propres langues, une matière à hypothèses scientifiques originales (Revue africaine de linguistique, 2021).
La diplomatie du savoir en action
Les fonctions politiques occupées par le professeur – ministre des Affaires étrangères, ministre de la Culture, représentant personnel du chef de l’État pour l’enseignement supérieur – témoignent d’une porosité assumée entre l’université et la sphère décisionnelle. Au lendemain de la guerre civile de 1997, son engagement pour la création d’une université moderne a débouché, dix ans plus tard, sur l’inauguration de l’Université Denis Sassou Nguesso à Kintélé. Les bailleurs internationaux, d’abord circonspects, y ont vu un signal de résilience institutionnelle.
Au-delà de la figure de proue qu’il incarne, Obenga sert d’interface entre le Congo et ses partenaires académiques. Chaque déplacement, chaque conférence – de Dakar à Montréal – porte la marque d’une diplomatie d’influence qui associe capital scientifique et prestige national. L’hommage présidentiel, en cela, s’inscrit dans une logique où la reconnaissance interne renforce la visibilité externe.
Des critiques assumées, une loyauté intacte
L’élévation à la Grand-Croix ne gomme pas la posture critique qui traverse l’œuvre du savant. Dans l’« Histoire générale du Congo », publiée pour le cinquantenaire de l’indépendance, l’historien n’hésite pas à pointer « l’atonie de certaines élites face aux urgences sociales ». Pourtant, son compagnonnage politique avec le président Sassou Nguesso ne s’est jamais démenti. Observateurs et diplomates s’accordent à y voir l’illustration d’une dialectique féconde entre liberté intellectuelle et cohésion nationale (Africa Report, 2020).
Cette dialectique confère à la distinction d’aujourd’hui une lecture nuancée : le pouvoir honore un esprit qui n’a pas renoncé à questionner, mais qui place la consolidation de l’État au-dessus des querelles circonstancielles. L’équilibre n’est pas anodin ; il répond à une attente sociétale de débats exigeants mais non déstabilisateurs.
Entre héritage et transmissions futures
À 89 ans, affaibli par la maladie, Théophile Obenga continue de susciter colloques et vocations. Un symposium international est annoncé à Brazzaville pour interroger la portée épistémologique du « négro-égyptien ». La jeune génération d’enseignants-chercheurs congolais y voit le terrain idéal pour tisser des réseaux, renforcer l’interdisciplinarité et inscrire le pays dans les cartographies contemporaines de la connaissance.
Devant le parterre de personnalités, le récipiendaire a dédié sa décoration « à la jeunesse éveillée du continent ». Un mot d’ordre qui résonne comme une invitation à prolonger l’effort, au-delà des distinctions. Sur fond de défis climatiques, numériques et sociétaux, l’honorariat d’Obenga rehausse la conviction, partagée au plus haut niveau de l’État, que l’investissement dans le capital humain demeure la voie royale pour consolider la souveraineté cognitive du Congo. Ainsi s’achève une journée où la République a salué chez un homme ce que la nation aspire à devenir : savante, ouverte et souveraine.