Une urgence sanitaire longtemps silencieuse
Dans l’imaginaire collectif, la santé oculaire demeure trop souvent reléguée au rang de souci secondaire, éclipsée par les pathologies infectieuses ou métaboliques. Pourtant, selon l’Organisation mondiale de la santé, huit troubles visuels sur dix pourraient être évités ou corrigés si des consultations précoces et du matériel adapté étaient disponibles. Au Congo, les dernières enquêtes du ministère de la Santé indiquent que plus de 15 % des scolaires présentent une déficience visuelle non traitée, susceptible de compromettre à la fois la réussite éducative et, à terme, la productivité économique du pays. Dans un environnement urbain où l’exposition prolongée aux écrans gagne du terrain, le phénomène tend à s’accentuer, faisant de la prévention ophtalmologique un impératif collectif.
Genèse d’une mobilisation citoyenne
C’est dans ce contexte que l’association Œil droit, œil gauche a choisi de lancer, le 6 août, son opération « Lipanda ya Mboka », littéralement « l’indépendance du pays », clin d’œil à la fête nationale du 15 août. « Nous souhaitions transformer l’élan patriotique en action concrète pour la communauté », souligne son secrétaire, Abdel Salanguia, rencontré dans un dispensaire improvisé du deuxième arrondissement. Fort d’une quarantaine de bénévoles – optométristes, étudiants en médecine et logisticiens –, le dispositif entend proposer, jusqu’au 31 août, diagnostics gratuits et équipements à prix réduit. Pour nombre de familles, le coût habituel d’une consultation privée, voisin de 15 000 FCFA, auquel s’ajoutent des verres oscillant entre 25 000 et 40 000 FCFA, représente un obstacle infranchissable. La campagne ramène ces montants à moins d’un tiers, grâce à des partenariats conclus avec des importateurs et des ateliers locaux de montage.
Trois gammes de verres, un même souci d’inclusion
Les bénéficiaires se voient proposer trois catégories de verres : le minéral, devenu rare en raison de sa fragilité ; l’organique, polyvalent et léger ; enfin le polycarbonate, prisé pour sa résistance mais traditionnellement hors de portée des bourses modestes. Pendant l’opération, la différence tarifaire se trouve pour ainsi dire gommée, signe d’une volonté de démocratisation affirmée. « Nous n’avons pas voulu créer un marché à deux vitesses », précise la coordinatrice logistique, Liadeline Makosso. Ce choix n’est pas neutre : il limite les disparités perçues entre patients et participe à la cohésion sociale, facteur précieux dans une capitale aussi contrastée que Brazzaville.
L’État en appui discret, mais déterminant
Si l’ONG revendique son autonomie, les pouvoirs publics n’en observent pas moins l’initiative avec bienveillance. Des facilités douanières ont ainsi été accordées pour l’entrée des montures, tandis que la mairie de Brazzaville a mis à disposition plusieurs salles polyvalentes. « Nous saluons toute démarche qui renforce notre programme national de lutte contre la cécité », confie un cadre de la Direction générale de la santé, rappelant que le gouvernement vient d’intégrer la composante ophtalmologique dans son plan décennal de couverture sanitaire universelle. Cette synergie public-privé s’aligne sur l’Agenda 2063 de l’Union africaine, qui prône l’innovation communautaire comme levier de souveraineté sanitaire.
Premiers enseignements d’un succès populaire
Dès la première semaine, plus de 2 500 consultations ont été réalisées, dont un tiers sur des enfants de moins de quinze ans. Les équipes rapportent un taux de satisfaction supérieur à 90 %, mesuré par un court questionnaire à la sortie des ateliers. Les réseaux sociaux se font l’écho de files d’attente disciplinées et de témoignages émouvants, telle cette vendeuse de marché affirmant « voir les visages de [ses] clients comme jamais depuis dix ans ». Au-delà de l’émotion, l’impact économique pourrait se révéler tangible : un employé doté de lunettes adaptées accroît en moyenne sa productivité de 22 % selon une étude de la Banque mondiale, un argument qui trouve un écho particulier dans un tissu urbain dominé par le secteur informel.
Perspectives d’essaimage et enjeux de pérennité
La question qui surgit naturellement est celle du lendemain. L’association prépare déjà une déclinaison de Lipanda ya Mboka dans les chefs-lieux départementaux, à commencer par Pointe-Noire et Dolisie, où l’accès aux soins spécialisés reste plus contraint encore qu’à Brazzaville. Reste le défi du stock : les verres en polycarbonate, entièrement importés, demeurent dépendants des variations du fret maritime. Le ministère de l’Industrie étudie l’opportunité de relancer, sur la zone économique spéciale de Maloukou, une unité d’assemblage de verres semi-finis qui permettrait de sécuriser l’approvisionnement tout en créant des emplois qualifiés. Selon un économiste du Programme des Nations unies pour le développement, la viabilité passera par la « convergence des filières formation-production-distribution », gage d’un écosystème capable de durer au-delà des campagnes ponctuelles.
Une action qui résonne avec l’esprit de l’indépendance
En baptisant sa campagne « Lipanda ya Mboka », l’ONG aura rappelé que l’indépendance d’une nation ne se mesure pas seulement à son drapeau mais aussi à la capacité de ses citoyens à jouir d’un capital santé minimum. La forte affluence observée confirme l’appétence de la population pour des initiatives inclusives, tandis que l’engagement discret des autorités traduit leur ambition de faire de la santé oculaire un pilier supplémentaire de la prospérité nationale. À l’heure où le Congo élabore sa stratégie décennale de développement, cette opération s’impose comme un modèle de coopération agile entre société civile, secteur privé et administration, illustrant qu’un geste aussi simple que l’offre d’une paire de lunettes participe, à sa manière, à la construction d’un avenir plus clair dans tous les sens du terme.