Caracas au centre des regards médiatiques
La capitale vénézuélienne vient d’abriter le Forum « Voix du nouveau monde », réunissant un aréopage de journalistes, universitaires et responsables associatifs venus de cinquante pays. Pendant quarante-huit heures, Caracas a résonné des débats sur la manière de raconter le Sud global sans passer par des filtres exogènes.
L’événement s’inscrit dans la vague de rencontres Sud-Sud, visibles depuis le sommet des BRICS de Johannesburg jusqu’aux États généraux de l’édition africaine de Brazzaville. Chacune de ces étapes témoigne d’une volonté croissante d’accéder à l’espace public mondial autrement que par l’entremise des grandes agences occidentales.
De la dépendance à l’autonomie narrative
Au cœur de la réflexion figure l’idée, souvent rappelée par la sociologue argentine Karina Bidaseca, que « celui qui nomme le monde l’ordonne ». Tant que les métriques d’influence resteront concentrées entre Londres, New York et Paris, le déséquilibre symbolique pèsera sur les discours du Sud.
Les participants ont donc posé la question de la crédibilité : comment opposer des récits fondés sur l’expérience quotidienne des populations aux formats standardisés issus des rédactions globalisées ? « Nous réclamons le droit de raconter notre réalité sans passer pour exotiques ou marginaux », a déclaré la journaliste indonésienne Dewi Kartika.
Naissance d’une Alliance journalistique Sud-Sud
Face à ce constat, le forum a formalisé l’Alliance des journalistes du Sud mondial, structure légère, mais déjà dotée d’un secrétariat temporaire à Montevideo. Sa feuille de route comprend la création d’une plateforme de contenus multilingues, l’échange de formations et la mutualisation d’outils de vérification des faits.
Le vénézuélien Carlos Corredor, chargé de la coordination technique, insiste sur l’importance de la licence ouverte : « Les logiciels libres sont essentiels pour éviter la dépendance vis-à-vis de fournisseurs qui peuvent être soumis à des injonctions extra-territoriales ». L’idée rejoint la doctrine africaine de souveraineté numérique défendue depuis Brazzaville.
Technologie et souveraineté numérique
Dans beaucoup de capitales africaines, les rédactions jonglent avec des coupures d’électricité et un accès aléatoire à l’Internet haut débit. L’Alliance espère négocier des canaux satellites solidaires et favoriser la colocalisation de serveurs, afin qu’aucune interruption ne puisse réduire au silence les initiatives régionales.
Le rôle des plateformes commerciales, notamment dans la modération algorithmique, a suscité d’intenses discussions. Plusieurs intervenants ont cité l’exemple du hashtag #EndSARS au Nigeria, dont la visibilité avait chuté après un changement d’algorithme. Pour beaucoup, développer des canaux de diffusion autonomes devient un impératif de sécurité éditoriale.
La posture de Brazzaville dans l’écosystème régional
La délégation congolaise, conduite par le directeur de la chaîne Télé Congo, a souligné l’importance du cadre juridique national qui protège déjà la liberté d’expression tout en réprimant les incitations à la haine. Cette position a été saluée comme un exemple d’équilibre entre responsabilité sociale et pluralisme.
Selon le politologue congolais Arsène Ngombé, présent sur place, « l’enjeu n’est pas d’opposer Nord et Sud, mais de compléter la mosaïque d’informations ». Il estime que la diplomatie brazzavilloise, active au Conseil des droits de l’homme, pourrait appuyer la future alliance lors des prochaines sessions onusiennes.
Enjeux sociopolitiques d’une information plurielle
Dans les couloirs, on évoque déjà une possible seconde édition du forum à Lusaka ou à Tunis. L’objectif serait de mesurer les premiers résultats concrets : nombre de contenus co-produits, audiences atteintes, ou encore partenariats conclus avec des écoles de journalisme du continent.
L’accent mis sur la vérification collaborative des faits rejoint les travaux de l’UNESCO sur l’éducation aux médias. Plusieurs laboratoires universitaires d’Amérique latine ont proposé d’ouvrir leurs bases de données aux collègues africains, créant ainsi des ponts académiques qui prolongent la coopération politique déjà amorcée au sein du G77.
Financement et modèles économiques
La question du financement revient comme un leitmotiv. Les rédactions indépendantes du Sud manquent souvent de recettes publicitaires, captées par les géants numériques. L’Alliance envisage un fonds de soutien alimenté par des micro-contributions citoyennes et par des partenariats avec des banques de développement régionales.
Pour garantir la transparence, un comité d’éthique externe devrait publier chaque trimestre l’usage des ressources. Inspiré du modèle mis en place par la Fondation Hirondelle, le mécanisme combine contrôle citoyen et audit indépendant, deux conditions jugées indispensables pour préserver la confiance du public et des États.
Un pas de plus vers des récits partagés
La dimension linguistique demeure un challenge. Si l’espagnol et le portugais dominent en Amérique latine, le français, l’arabe et le swahili structurent l’espace africain. Les développeurs de l’Alliance planchent sur un système de traduction neuronale entraîné sur des corpus locaux, afin d’éviter les contresens culturels.
Dans un contexte mondial marqué par la prolifération de deepfakes et de campagnes coordonnées de désinformation, l’existence d’un réseau Sud-Sud offre une couche supplémentaire de résilience. L’analyste brésilien Marcos Paiva rappelle que « la vérité n’a pas de prix, mais elle a un coût : celui de l’organisation ».
En refermant les portes du palais des congrès de Caracas, les délégués repartent avec l’intuition d’avoir enclenché plus qu’un manifeste : un chantier. Les mois à venir diront si l’Alliance tiendra ses promesses, mais l’élan collectif paraît déjà irréversible pour qui croit à l’équilibre informationnel.