Un réseau centenaire, pivot géopolitique et identitaire
Inaugurée en 1934, la ligne Congo-Océan irrigue 512 kilomètres entre Brazzaville et Pointe-Noire. Conçue pour désenclaver le plateau continental, elle cristallise aujourd’hui le paradoxe congolais : infrastructure indispensable à la souveraineté logistique, mais orpheline d’investissements pérennes. Pour le ministère des Transports, elle transporte encore 40 % du fret national, loin des 3,5 millions de tonnes annuelles observées au début des années 1980 (Statistiques nationales, 2022). En dépit des violences politiques qui ont, à plusieurs reprises, coupé la ligne – notamment en 1998 et 2016 –, le CFCO demeure l’unique artère ferrée du pays, vitale pour le corridor Pointe-Noire-Brazzaville-Bangui-Ndjamena identifié par la CEEAC comme axe prioritaire d’intégration régionale.
L’architecture coloniale en déshérence : un patrimoine sous respiration artificielle
Dessinées par les ingénieurs du réseau Paris-Lyon-Méditerranée, les gares du CFCO traduisent un éclectisme alliant art déco et fonctionnalité tropicale. Celle de Pointe-Noire, coiffée d’un campanile de béton armé et de tuiles vernissées, fut classée « édifice à valeur patrimoniale majeure » par la Direction générale du patrimoine et des archives en 2015. Pourtant, une visite récente révèle toitures effondrées, boiseries rongées et quais lézardés. L’absence de maintenance régulière, estimée à 4 % du budget d’exploitation contre les 15 % recommandés par la Banque mondiale pour les réseaux africains (Rapport Railways for Development, 2020), accélère le déclin. Dans l’arrière-pays, les petites haltes de Madingou ou de Dolisie, jadis épicentres commerçants, se réduisent à des carcasses de briques envahies par les herbes, tandis que les activités économiques périphériques migrent vers la route nationale n°1.
Entre fiscalité atone et gouvernance perfectible : le triangle des causes
Plusieurs audits confidentiels, confirmés par des entretiens avec des cadres du ministère des Finances, soulignent une érosion chronique des recettes due à une tarification obsolète, un recouvrement lacunaire et une dette fournisseur de près de 90 milliards de francs CFA. À cela s’ajoute une gouvernance perçue comme « trop administrative et insuffisamment technique » (Agence congolaise d’information, 2023). Les subventions publiques – 12 milliards de francs CFA en 2022 – couvrent difficilement la masse salariale et la fourniture minimum de carburant. Le déficit d’entretien se mue alors en cercle vicieux : l’infrastructure se dégrade, l’offre de service se rétracte, les recettes chutent davantage.
Réhabiliter pour développer : scénarios et précédents africains
Les succès récents de Tunis-Borg el Amri, Casablanca-Casa-Port ou Nairobi Central, tous réhabilités grâce à des montages publics-privés incluant fonciers, espaces commerciaux et obligations vertes, attestent de la faisabilité d’un redressement. Selon l’Agence française de développement, la gare de Casa-Port génère désormais 3 % du PIB local grâce aux commerces et aux nouveaux bureaux intégrés à son parvis. Au Congo, un modèle similaire pourrait mobiliser la Banque africaine de développement, déjà impliquée dans la modernisation du port autonome de Pointe-Noire, et adosser la valorisation foncière des abords de gares à un emprunt obligataire régional labellisé vert. L’UNESCO, via son programme Patrimoine en péril, pourrait apporter une expertise technique pour préserver l’authenticité architecturale, à condition que l’État entérine un statut de monument historique et instaure un fonds dédié à la conservation.
Diplomatie des infrastructures : un enjeu de crédibilité régionale
Sur le plan diplomatique, la résurrection du CFCO conditionne la crédibilité de Brazzaville dans l’Initiative des corridors trans-africains portée par l’Union africaine et la Commission économique pour l’Afrique. Kinshasa et Bangui, dépendantes du débouché maritime de Pointe-Noire, multiplient les appels à une remise à niveau rapide de la ligne. Dans un entretien accordé à Radio Congo, la ministre centrafricaine des Transports déclarait : « La stabilité de notre approvisionnement passe par un CFCO fiable ». L’enjeu est également symbolique : redonner vie aux gares, c’est rappeler la mémoire des milliers de travailleurs forcés dont la souffrance a bâti le réseau. La diplomatie de la mémoire, articulée à la diplomatie économique, peut trouver là un vecteur puissant de réconciliation et de projection internationale.
Vers une feuille de route pragmatique et durable
Un consensus se dessine parmi les partenaires techniques : priorité à la sécurisation des ouvrages d’art, remplacement progressif de la voie métrique, électrification par segments et mise en valeur du patrimoine bâti. À court terme, la remise en état des toitures et la réouverture partielle des salles d’attente offriraient un signal fort aux usagers. À moyen terme, un contrat d’exploitation déléguée, calqué sur le modèle camerounais de Camrail, pourrait professionnaliser la gestion tout en préservant la propriété publique. À long terme, l’intégration numérique – billetterie dématérialisée, suivi temps réel des convois – s’avère incontournable pour attirer une clientèle d’affaires et réduire les coûts d’exploitation. L’équation financière, évaluée à 400 millions de dollars par la firme italienne Italferr lors d’une étude de faisabilité en 2021, reste lourde, mais proportionnée à l’impact macroéconomique potentiel : +1,2 point de PIB annuel selon les projections du FMI.
Au-delà des rails, le choix de société
Restaurer les gares du CFCO dépasse la simple réfection de bâtiments. Il s’agit de réaffirmer le rôle de l’État stratège, de conforter l’intégration régionale et de concilier mémoire et modernité. L’histoire enseigne que les grandes puissances ferroviaires ont bâti leur influence sur la continuité de l’investissement public – de la Pennsylvania Railroad aux chemins de fer japonais. À Pointe-Noire comme à Madingou, la renaissance des gares pourrait devenir l’emblème d’une diplomatie de la confiance, capable de fédérer bailleurs, entreprises et populations autour d’un destin commun. La voie est tracée ; elle attend simplement que le train reparte.